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"l'esprit fécond du doute"
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"l'esprit fécond du doute"
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15 février 2018

TOLÉRANCE (Voltaire)

 

SECTION PREMIÈRE.

J’ai vu dans les histoires tant d’horribles exemples du fanatisme, depuis les divisions des athanasiens et des ariens jusqu’à l’assassinat de Henri le Grand et au massacre des Cévennes ; j’ai vu de mes yeux tant de calamités publiques et particulières causées par cette fureur de parti, et par cette rage d’enthousiasme, depuis la tyrannie du jésuite Le Tellier jusqu’à la démence des convulsionnaires et des billets de confession, que je me suis demandé souvent à moi-même : La tolérance serait-elle un aussi grand mal que l’intolérance ? Et la liberté de conscience est-elle un fléau aussi barbare que les bûchers de l’Inquisition ?

C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre. Mais tout absurde et atroce qu’elle était, la secte des saducéens fut paisible et honorée, quoiqu’elle ne crût point en l’immortalité de l’âme, pendant que les pharisiens la croyaient. La secte d’Épicure ne fut jamais persécutée chez les Grecs. Quant à la mort injuste de Socrate, je n’en ai jamais pu trouver le motif que dans la haine des pédants. Il avoue lui même qu’il avait passé sa vie à leur montrer qu’ils étaient des gens absurdes ; il offensa leur amour-propre ; ils se vengèrent par la ciguë. Les Athéniens lui demandèrent pardon après l’avoir empoisonné, et lui érigèrent une chapelle. C’est un fait unique qui n’a aucun rapport avec l’intolérance.

Quand les Romains furent maîtres de la plus belle partie du monde, on sait qu’ils en tolérèrent toutes les religions, s’ils ne les admirent pas ; et il me paraît démontré que c’est à la faveur de cette tolérance que le christianisme s’établit, car les premiers chrétiens étaient presque tous Juifs. Les Juifs avaient, comme aujourd’hui, des synagogues à Rome et dans la plupart des villes commerçantes. Les chrétiens, tirés de leur corps, profitèrent d’abord de la liberté dont les Juifs jouissaient.

Je n’examine pas ici les causes des persécutions qu’ils souffrirent ensuite : il suffit de se souvenir que si de tant de religions les Romains n’en ont enfin voulu proscrire qu’une seule, ils n’étaient pas certainement persécuteurs.

Il faut avouer, au contraire, que parmi nous toute Église a voulu exterminer toute Église d’une opinion contraire à la sienne. Le sang a coulé longtemps pour des arguments théologiques, et la tolérance seule a pu étancher le sang qui coulait d’un bout de l’Europe à l’autre.

 

SECTION II.

Qu’est-ce que la tolérance ? C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature.

Qu’à la bourse d’Amsterdam, de Londres, ou de Surate ou de Bassora, le guèbre, le banian, le juif, le mahométan, le déicole chinois, le Brami, le chrétien grec, le chrétien romain, le chrétien protestant, le chrétien quaker, trafiquent ensemble : ils ne lèveront pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur religion. Pourquoi donc nous sommes-nous égorgés presque sans interruption depuis le premier concile de Nicée ?

 Constantin commença par donner un édit qui permettait toutes les religions ; il finit par persécuter. Avant lui on ne s’éleva contre les chrétiens que parce qu’ils commençaient à faire un parti dans l’État, Les Romains permettaient tous les cultes, jusqu’à celui des Juifs, jusqu’à celui des Égyptiens, pour lesquels ils avaient tant de mépris. Pourquoi Rome tolérait-elle ces cultes ? C’est que ni les Égyptiens, ni même les Juifs, ne cherchaient à exterminer l’ancienne religion de l’empire, ne couraient point la terre et les mers pour faire des prosélytes : ils ne songeaient qu’à gagner de l’argent ; mais il est incontestable que les chrétiens voulaient que leur religion fût la dominante. Les Juifs ne voulaient pas que la statue de Jupiter fût à Jérusalem ; mais les chrétiens ne voulaient pas qu’elle fût au Capitole. Saint Thomas a la bonne foi d’avouer que si les chrétiens ne détrônèrent pas les empereurs, c’est qu’ils ne le pouvaient pas. Leur opinion était que toute la terre doit être chrétienne. Ils étaient donc nécessairement ennemis de toute la terre, jusqu’à ce qu’elle fût convertie.

Ils étaient entre eux ennemis les uns des autres sur tous les points de leur controverse. Faut-il d’abord regarder Jésus-Christ comme Dieu, ceux qui le nient sont anathématisés sous le nom d’ébionites, qui anathématisent les adorateurs de Jésus.

 Quelques-uns d’entre eux veulent-ils que tous les biens soient communs, comme on prétend qu’ils l’étaient du temps des apôtres, leurs adversaires les appellent nicolaïtes, et les accusent des crimes les plus infâmes. D’autres prétendent-ils à une dévotion mystique, on les appelle gnostiques, et on s’élève contre eux avec fureur. Marcion dispute-t-il sur la Trinité, on le traite d’idolâtre.

Tertullien, Praxéas, Origène, Novat, Novatien, Sabellius, Donat, sont tous persécutés par leurs frères avant Constantin ; et à peine Constantin a-t-il fait régner la religion chrétienne que les athanasiens et les eusébiens se déchirent ; et depuis ce temps, l’Église chrétienne est inondée de sang jusqu’à nos jours.

Le peuple juif était, je l’avoue, un peuple bien barbare. Il gorgeait sans pitié tous les habitants d’un malheureux petit pays sur lequel il n’avait pas plus de droit qu’il n’en a sur Paris et sur Londres. Cependant quand Naaman est guéri de sa lèpre pour s’être plongé sept fois dans le Jourdain ; quand, pour témoigner sa gratitude à Élisée, qui lui a enseigné ce secret, il lui dit qu’il adorera le dieu des Juifs par reconnaissance, il se réserve la liberté d’adorer aussi le dieu de son roi ; il en demande permission à Élisée, et le prophète n’hésite pas à la lui donner. Les Juifs adoraient leur Dieu : mais ils n’étaient jamais étonnés que chaque peuple eût le sien. Ils trouvaient bon que Chamos eût donné un certain district aux Moabites, pourvu que leur dieu leur en donnât aussi un. Jacob n’hésita pas à épouser les filles d’un idolâtre. Laban avait son dieu, comme Jacob avait le sien. Voilà des exemples de tolérance chez le peuple le plus intolérant et le plus cruel de toute l’antiquité : nous l’avons imité dans ses fureurs absurdes, et non dans son indulgence.

Il est clair que tout particulier qui persécute un homme, son frère, parce qu’il n’est pas de son opinion, est un monstre : cela ne soutire pas de difficulté ; mais le gouvernement, mais les magistrats, mais les princes, comment en useront-ils envers ceux qui ont un autre culte que le leur ? Si ce sont des étrangers puissants, il est certain qu’un prince fera alliance avec eux. François Ier, très chrétien, s’unira avec les musulmans contre Charles-Quint, très catholique. François Ier donnera de l’argent aux luthériens d’Allemagne pour les soutenir dans leur révolte contre l’empereur ; mais il commencera, selon l’usage, par faire brûler les luthériens chez lui. Il les paye en Saxe par politique ; il les brûle par politique à Paris. Mais qu’arrivera-t-il ? Les persécutions font des prosélytes ; bientôt la France sera pleine de nouveaux protestants : d’abord ils se laisseront pendre, et puis ils pendront à leur tour. Il y aura des guerres civiles, puis viendra la Saint-Barthélemy ; et ce coin du monde sera pire que tout ce que les anciens et les modernes ont jamais dit de l’enfer.

Insensés, qui n’avez jamais pu rendre un culte pur au Dieu qui vous a faits !

Malheureux, que l’exemple des noachides, des lettrés chinois, des parsis et de tous les sages, n’a jamais pu conduire ! Monstres, qui avez besoin de superstitions comme le gésier des corbeaux a besoin de charognes ! On vous l’a déjà dit, et on n’a autre chose à vous dire : si vous avez deux religions chez vous, elles se couperont la gorge ; si vous en avez trente, elles vivront en paix. Voyez le Grand Turc : il gouverne des guèbres, des banians, des chrétiens grecs, des nestoriens, des romains. Le premier qui veut exciter du tumulte est empalé ; et tout le monde est tranquille.

 

SECTION III.

De toutes les religions, la chrétienne est sans doute celle qui doit inspirer le plus de tolérance, quoique jusqu’ici les chrétiens aient été les plus intolérants de tous les hommes.

Jésus ayant daigné naître dans la pauvreté et dans la bassesse, ainsi que ses frères, ne daigna jamais pratiquer l’art d’écrire. Les Juifs avaient une loi écrite avec le plus grand détail, et nous n’avons pas une seule ligne de la main de Jésus. Les apôtres se divisèrent sur plusieurs points. Saint Pierre et saint Barnabé mangeaient des viandes défendues avec les nouveaux chrétiens étrangers, et s’en abstenaient avec les chrétiens juifs. Saint Paul lui reprochait cette conduite, et ce même saint Paul, pharisien, disciple du pharisien Gamaliel, ce même saint Paul qui avait persécuté les chrétiens avec fureur, et qui, ayant rompu avec Gamaliel, se fit chrétien lui-même, alla pourtant ensuite sacrifier dans le temple de Jérusalem, dans le temps de son apostolat. Il observa publiquement pendant huit jours toutes les cérémonies de la loi judaïque, à laquelle il avait renoncé ; il y ajouta même des dévotions, des purifications, qui étaient la surabondance : il judaïsa entièrement. Le plus grand apôtre des chrétiens fit pendant huit jours les mêmes choses pour lesquelles on condamne les hommes au bûcher chez une grande partie des peuples chrétiens. 

Theudas, Judas, s’étaient dits messies avant Jésus. Dosithée, Simon, Ménandre, se dirent messies après Jésus. Il y eut dès le premier siècle de l’Église, et avant même que le nom de chrétien fût connu, une vingtaine de sectes dans la Judée.

Les gnostiques contemplatifs, les dosithéens, les cérinthiens, existaient avant que les disciples de Jésus eussent pris le nom de chrétien. Il y eut bientôt trente Évangiles, dont chacun appartenait à une société différente ; et dès la fin du 1er siècle on peut compter trente sectes de chrétiens dans l’Asie Mineure, dans la Syrie, dans Alexandrie, et même dans Rome.

Toutes ces sectes, méprisées du gouvernement romain, et cachées dans leur obscurité, se persécutaient cependant les unes les autres dans les souterrains où elles rampaient ; c’est-à-dire elles se disaient des injures : c’est tout ce qu’elles pouvaient faire dans leur abjection : elles n’étaient presque toutes composées que de gens de la lie du peuple.

 Lorsque enfin quelques chrétiens eurent embrassé les dogmes de Platon, et mêlé un peu de philosophie à leur religion, qu’ils séparèrent de la juive, ils devinrent insensiblement plus considérables, mais toujours divisés en plusieurs sectes, sans que jamais il y ait eu un seul temps où l’Église chrétienne ait été réunie. Elle a pris sa naissance au milieu des divisions des Juifs, des samaritains, des pharisiens, des saducéens, des esséniens, des judaïtes, des disciples de Jean, des thérapeutes. Elle a été divisée dans son berceau, elle l’a été dans les persécutions mêmes qu’elle essuya quelquefois sous les premiers empereurs. Souvent le martyr était regardé comme un apostat par ses frères, et le chrétien carpocratien expirait sous le glaive des bourreaux romains, excommunié par le chrétien ébionite, lequel ébionite était anathématisé par le sabellien.

Cette horrible discorde, qui dure depuis tant de siècles, est une leçon bien frappante que nous devons mutuellement nous pardonner nos erreurs : la discorde est le grand mal du genre humain, et la tolérance en est le seul remède.

Il n’y a personne qui ne convienne de cette vérité, soit qu’il médite de sang-froid dans son cabinet, soit qu’il examine paisiblement la vérité avec ses amis. Pourquoi donc les mêmes hommes qui admettent en particulier l’indulgence, la bienfaisance, la justice, s’élèvent-ils en public avec tant de fureur contre ces vertus ? Pourquoi ? C’est que leur intérêt est leur dieu, c’est qu’ils sacrifient tout à ce monstre qu’ils adorent.

"Je possède une dignité et une puissance que l’ignorance et la crédulité ont fondée ; je marche sur les têtes des hommes prosternés à mes pieds : s’ils se relèvent et me regardent en face, je suis perdu ; il faut donc les tenir attachés à la terre avec des chaînes de fer."

Ainsi ont raisonné des hommes que des siècles de fanatisme ont rendus puissants. Ils ont d’autres puissants sous eux, et ceux-ci en ont d’autres encore, qui tous s’enrichissent des dépouilles du pauvre, s’engraissent de son sang, et rient de son imbécillité. Ils détestent tous la tolérance comme des partisans enrichis aux dépens du public craignent de rendre leurs comptes, et comme des tyrans redoutent le mot de liberté. Pour comble, enfin, ils soudoient des fanatiques qui crient à haute voix : Respectez les absurdités de mon maître, tremblez, payez, et taisez-vous.

C’est ainsi qu’on en usa longtemps dans une grande partie de la terre ; mais aujourd’hui que tant de sectes se balancent par leur pouvoir, quel parti prendre avec elles ? Toute secte, comme on sait, est un titre d’erreur ; il n’y a point de secte de géomètres, d’algébristes, d’arithméticiens, parce que toutes les propositions de géométrie, d’algèbre, d’arithmétique, sont vraies. Dans toutes les autres sciences on peut se tromper. Quel théologien thomiste ou scotiste oserait dire sérieusement qu’il est sûr de son fait ?

S’il est une secte qui rappelle les temps des premiers chrétiens, c’est sans contredit celle des quakers. Rien ne ressemble plus aux apôtres. Les apôtres recevaient l’esprit, et les quakers reçoivent l’esprit. Les apôtres et les disciples parlaient trois ou quatre à la fois, dans l’assemblée au troisième étage ; les quakers en font autant au rez-de-chaussée. Il était permis, selon saint Paul, aux femmes de prêcher, et selon le même saint Paul il leur était défendu ; les quakeresses prêchent en vertu de la première permission. Les apôtres et les disciples juraient par oui et par non ; les quakers ne jurent pas autrement.

Point de dignité, point de parure différente parmi les disciples et les apôtres ; les quakers ont des manches sans boutons, et sont tous vêtus de la même manière. Jésus-Christ ne baptisa aucun de ses apôtres ; les quakers ne sont point baptisés.

Il serait aisé de pousser plus loin le parallèle, il serait encore plus aisé de faire voir combien la religion chrétienne d’aujourd’hui diffère de la religion que Jésus a pratiquée.

Jésus était juif, et nous ne sommes point juifs. Jésus s’abstenait de porc parce qu’il est immonde, et du lapin parce qu’il rumine et qu’il n’a point le pied fendu ; nous mangeons hardiment du porc parce qu’il n’est point pour nous immonde, et nous mangeons du lapin, qui a le pied fendu et qui ne rumine pas. 

Jésus était circoncis, et nous gardons notre prépuce. Jésus mangeait l’agneau pascal avec des laitues, il célébrait la fête des tabernacles, et nous n’en faisons rien. Il observait le sabbat, et nous l’avons changé ; il sacrifiait, et nous ne sacrifions point.

Jésus cacha toujours le mystère de son incarnation et de sa dignité ; il ne dit point qu’il était égal à Dieu. Saint Paul dit expressément dans son Épître aux Hébreux que Dieu a créé Jésus inférieur aux anges ; et, malgré toutes les paroles de saint Paul, Jésus a été reconnu Dieu au concile de Nicée. Jésus n’a donné au pape ni la marche d’Ancône, ni le duché de Spolette ; et cependant le pape les possède de droit divin.

 Jésus n’a point fait un sacrement du mariage ni du diaconat ; et chez nous le diaconat et le mariage sont des sacrements.

Si l’on veut bien y faire attention, la religion catholique, apostolique et romaine, est, dans toutes ses cérémonies et dans tous ses dogmes, l’opposé de la religion de Jésus.

 Mais quoi ! faudra-t-il que nous judaïsions tous parce que Jésus a judaïsé toute sa vie ?

S’il était permis de raisonner conséquemment en fait de religion, il est clair que nous devrions tous nous faire juifs, puisque Jésus-Christ notre sauveur est né juif, a vécu juif, est mort juif, et qu’il a dit expressément qu’il accomplissait, qu’il remplissait la religion juive. Mais il est plus clair encore que nous devons nous tolérer mutuellement, parce que nous sommes tous faibles, inconséquents, sujets à la mutabilité, à l’erreur : un roseau couché par le vent dans la fange dira-t-il au roseau voisin couché dans un sens contraire : « Rampe à ma façon, misérable, ou je présenterai requête pour qu’on l’arrache et qu’on te brûle ? »

 

SECTION IV.

Mes amis, quand nous avons prêché la tolérance en prose, en vers, dans quelques chaires et dans toutes nos sociétés ; quand nous avons fait retentir ces véritables voix humaines dans les orgues de nos églises, nous avons servi la nature, nous avons rétabli l’humanité dans ses droits ; et il n’y a pas aujourd’hui un ex-jésuite, ou un ex-janséniste, qui ose dire : Je suis intolérant.

 Il y aura toujours des barbares et des fourbes qui fomenteront l’intolérance ; mais ils ne l’avoueront pas ; et c’est avoir gagné beaucoup.

Souvenons-nous toujours, mes amis, répétons (car il faut répéter de peur qu’on n’oublie), répétons les paroles de l’évêque de Soissons, non pas Languet, mais Fitzjames-Stuart, dans son mandement de 1757 : « Nous devons regarder les Turcs comme nos frères. »

Songeons que dans toute l’Amérique anglaise, ce qui fait à peu près le quart du monde connu, la liberté entière de conscience est établie ; et pourvu qu’on y croie un Dieu, toute religion est bien reçue, moyennant quoi le commerce fleurit et la population augmente.

Réfléchissons toujours que la première loi de l’empire de Russie, plus grand que l’empire romain, est la tolérance de toute secte.

L’empire turc et le persan usèrent toujours de la même indulgence. Mahomet II, en prenant Constantinople, ne força point les Grecs à quitter leur religion, quoiqu’il les regardât comme des idolâtres. Chaque père de famille grec en fut quitte pour cinq ou six écus par an. On leur conserva plusieurs prébendes et plusieurs évêchés ; et même encore aujourd’hui le sultan turc fait des chanoines et des évêques, sans que le pape ait jamais fait un iman ou un mollah.

Mes amis, il n’y a que quelques moines, et quelques protestants aussi sots et aussi barbares que ces moines, qui soient encore intolérants.

 Nous avons été si infectés de cette fureur que, dans nos voyages de long cours, nous l’avons portée à la Chine, au Tonquin, au Japon. Nous avons empesté ces beaux climats. Les plus indulgents des hommes ont appris de nous à être les plus inflexibles. Nous leur avons dit d’abord pour prix de leur bon accueil : Sachez que nous sommes sur la terre les seuls qui aient raison, et que nous devons être partout les maîtres. Alors on nous a chassés pour jamais ; il en a coûté des flots de sang : cette leçon a dû nous corriger.

 

SECTION V.

L’auteur de l’article précédent est un bonhomme qui voulait souper avec un quaker, un anabaptiste, un socinien, un musulman, etc. Je veux pousser plus loin l’honnêteté, je dirai à mon frère le Turc : « Mangeons ensemble une bonne poule au riz en invoquant Allah ; ta religion me parait très respectable, tu n’adores qu’un Dieu, tu es obligé de donner en aumônes tous les ans le denier quarante de ton revenu, et de te réconcilier avec tes ennemis le jour du baïram. Nos bigots qui calomnient la terre ont dit mille fois que ta religion n’a réussi que parce qu’elle est toute sensuelle. Ils en ont menti, les pauvres gens ; ta religion est très austère, elle ordonne la prière cinq fois par jour, elle impose le jeûne le plus rigoureux, elle te défend le vin et les liqueurs, que nos directeurs savourent ; et si elle ne permet que quatre femmes à ceux qui peuvent les nourrir (ce qui est bien rare), elle condamne par cette contrainte l’incontinence juive, qui permettait dix-huit femmes à l’homicide David, et sept cents à Salomon, l’assassin de son frère, sans compter les concubines. »

Je dirai à mon frère le Chinois : « Soupons ensemble sans cérémonies, car je n’aime pas les simagrées ; mais j’aime ta loi, la plus sage de toutes, et peut-être la plus ancienne. » J’en dirai à peu près autant à mon frère l’Indien.

Mais que dirai-je à mon frère le Juif ? Lui donnerai-je à souper ? Oui, pourvu que pendant le repas l’âne de Balaam ne s’avise pas de braire ; qu’Ézéchiel ne mêle pas son déjeuner avec notre souper ; qu’un poisson ne vienne pas avaler quelqu’un des convives, et le garder trois jours dans son ventre ; qu’un serpent ne se mêle pas de la conversation pour séduire ma femme ; qu’un prophète ne s’avise pas de coucher avec elle après souper, comme fit le bonhomme Osée, pour quinze francs et un boisseau d’orge ; surtout qu’aucun Juif ne fasse le tour de ma maison en sonnant de la trompette, ne fasse tomber les murs, et ne m’égorge, moi, mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, mon chat et mon chien, selon l’ancien usage des Juifs.

Allons, mes amis, la paix ; disons notre benedicite.

https://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_philosophique/Garnier_(1878)/Tolérance

 

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